J’ai l’impression d’être un personnage de roman, ici perdu dans cette salle désaffectée à donner un nom à tout ce qui m’entoure, comme pour mieux en délimiter mon espace.
Je mène à présent une petite vie bien orchestrée. Levé vers onze heures/midi souvent à cause de la température. Puis je me dirige vers des sanitaires, jamais deux fois les mêmes dans la même semaine, j’y fais ma toilette, me rase, me coiffe et réalise tous les apparats nécessaires à tout bon humain qui se respecte.
Près des toilettes du sous-sol du bâtiment situé le plus au sud, je me suis lié d’amitié avec Ibrahim, un « équipier polyvalent » qui s’occupe entre autre des plateaux repas, au fil des semaines on a fait un pacte d’échange, il me donne quelques plateaux qui partent à la poubelle, car non consommés et je lui écris une histoire sur lui et un royaume homérique où il en serait le roi. Pour moi, Ibrahim est déjà un roi où son cœur en est le royaume. Je l’appelle le roi des oubliés, car il mène un véritable trafic avec toute cette nourriture destinée à l’oubli, il les stocke en cachette pour les redistribuer à des sans abris au risque de perdre son propre travail qui nourrit pourtant déjà ses cinq enfants.
L’après-midi c’est variable, selon l’humeur, s’il est en berne je le rehausse en rendant visite à plusieurs « patients à long terme », après les oubliés du dehors il y a les oubliés du dedans, la majorité sont des personnes âgés et je peux aisément me faire passer pour un ami proche.
Mon préféré c’est Ron, d’un comme un accord je suis devenu son neveu , il m’appelle Charlie, comme Charlie Parker le saxophoniste, car entre Ron et le Jazz c’est une affaire sérieuse. Personnellement cette musique ne m’a jamais inspiré, à cette phrase Ron a frôlé la syncope et s’est juré de me décrasser les oreilles et de m’éduquer au jazz avant de partir, sa dernière grande mission m’as-t-il dit.
Tel un détenu qui aurait de l’influence, Ron possède des passe-droits dont il m’en cache la teneur, il a demandé à être seul dans une chambre et s’est même fait emmener un tourne disque et une soixantaine de vieux vinyles, j’ignorais qu’il en existait encore.
On les écoute longuement avec une frénésie flegmatique.
Après mon cours je finis ma journée par une promenade qui dure deux à trois heures, histoire de faire marcher la mécanique de ce corps que je délaisse bien trop souvent au profit de l’esprit.
Parfois je déambule dans des parties que je n’avais encore jamais exploré, à croire qu’ils construisent au fur et à mesure de mes pérambulations.
Je finis toujours mon échappée sur le toit. Au fil des mois j’ai amélioré mon trajet sans me faire repérer par les personnes indésirables. Au grand air, j’observe ce monde que je fuis et qui ne m’attend plus, je reste seul avec le crépuscule et c’est souvent avant que le soleil ne disparaisse que des idées pour Ephemera me viennent, c’est comme si ce court laps de temps précipitait mes pensées et m’obligeait à faire naitre une inspiration avant que le jour ne meurt.
Sur le chemin du retour l’idée germe et pendant le reste de la nuit je la fais pousser.
Ainsi va la vie d’un personnage nourrit par les songes d’une histoire qui n’est plus la sienne.
BG